UNE EXPÉRIENCE DE TERRAIN

Matthieu Martin, cameraman de la première heure à LaTéléLibre, avait décidé de partir, seul, pour raconter les évènements de Guadeloupe. Nous avions fait appel à vous pour lui filer un coup de main.

Arrivé sur place la veille de la mort du syndicaliste, il va prendre en pleine figure une situation de crise qu’il n’imaginait pas. Seul, lâché par sa meilleure amie (sa caméra va tomber en panne), agressé par des manifestants, il va décider de quitter l’île précipitamment.

Voici le récit de son aventure, un témoignage personnel passionnant sur un morceau de France en ébullition. C’est aussi l’expérience douloureuse d’un bon cameraman, qui a sans doute pêché par excès d’enthousiasme, mais il en a tiré une leçon sur la difficulté de réaliser seul, un reportage dans un moment aussi chaud.

T’inquiète, Matthieu, tu vas repartir bientôt!


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Matthieu Martin lors d’un tournage du « Point Rouge ».
Photo Nathalie Leruch

Je suis cameraman car j’aime voir la réalité autour de moi.

Les gens me passionnent et de les côtoyer m’enrichit. Quand j’ai vu la crise s’installer en Guadeloupe, je me suis dit que j’allais enfin pouvoir raconter, à ma façon, ce qu’il se passait vraiment. Où les médias font du news, du sensationnel, j’irai chercher ce que les Guadeloupéens ont vraiment dans le cœur, dans les tripes.
Pour être vraiment aux côtés de la population, j’irai chez l’habitant. Au moins, chaque soir, nous aurons le temps de discuter du  quotidien.
Quelques heures plus tard, me voilà avec un billet Aller/Retour pour la Guadeloupe. Ce billet, je l’ai eu grâce aux points Air France que j’avais accumulés. Je le gardais précieusement pour le jour où je voudrai partir loin, raconter une histoire.
C’est une première pour moi, je vais y aller seul mais avant mon départ, je prends  conseils pour être sûr de ne pas me rater. L’avis de chacun me sera bien utile une fois sur place.

Pendant ce temps, en Guadeloupe, les négociations stagnent. Elie Domota, secrétaire général de la CGTG et leader du mouvement LKP demande à ses camarades d’intensifier le mouvement.
A Orly, plusieurs équipes de télévision et de radio se retrouvent dans le même hall d’embarquement. Apparemment, ça commence à intéresser l’Hexagone ! Les médias ne veulent pas faire deux fois la même erreur en minimisant la situation. Le mouvement social s’est déjà propagé dans plusieurs dom. Les chaînes dispersent leurs équipes pour être prêtes à rapporter les images.

Après huit heures de vol et deux heures de retard, une vague de chaleur me saisit. Bienvenue dans les Caraïbes. Après le passage douanier (je ne savais pas qu’il fallait présenter son passeport quand on change de département !), je récupère mon sac et je pars pour faire du stop. Un taxi s’arrête, et me conseille de venir avec lui. Des barrages se mettraient en place autour de l’aéroport, la sécurité civile va fermer la zone. Je grimpe dans sa voiture et nous filons vers le palais de la Mutualité, là où les grévistes se donnent rendez-vous tous les matins. Devant les bureaux de la CGTG, la sécurité d’Elie Domota me refuse l’accès. Une équipe de TF1 est là pour obtenir un entretien avec le leader syndical. Je décide d’attendre à l’entrée pour me présenter.
Je discute avec des femmes assises sur des palettes entreposées à l’extérieur. Elles rient de me voir chargé comme une mule ! Autour de moi, tout est bien organisé, des stands pour se restaurer, des étals de fruits, un chapiteau où sont affichés, comme des trophées, les coupures de presse relatant les actions du  mouvement. On trouve des mamas qui préparent à manger matin et soir, une ou deux infirmières sont là et d’autres bénévoles pour nettoyer la place. La vie du quartier est rythmée par la grève et les manifestations.

La nuit commence à tomber. Elie Domota, entouré de sa sécurité  personnelle, arrive et donne une interview rapide à l’équipe de télévision. Je me présente enfin et lui explique que je souhaiterais faire un reportage sur leur mouvement. J’ajoute que pour être sûr de ne pas manquer une miette, je suis disposé à dormir dans les locaux.
Il me regarde droit les yeux, me sourit et refuse.
Par contre, il connaît un homme, Christian, qui m’hébergera. Sans trop de choix, j’accepte. Quand il rentre dans la pièce, je sens que lui non plus n’a pas eu trop le choix.  A peine un bonjour et il m’invite à le suivre.

Arrivé chez lui, nous faisons de la place dans une pièce qui doit lui servir de débarras et nous mettons un matelas au sol. Je le remercie et, pour essayer de désamorcer cette tension pesante, j’entame la conversation. Mais il n’est pas très bavard. J’apprends qu’à cause d’une jambe qui le fait souffrir, il ne peut plus travailler mais continue à croire que tout doit changer.
Il est à peine 20 h et j’ai la fringale. Mon hôte somnole. Je décide de sortir me trouver un sandwich aux abords de la place. Les rues sont désertes, je comprends vite que je ne suis pas à ma place mais trop tard, je me fais interpeller, insulter. Je fais demi tour. En quelques secondes, des voitures brûlent, des barricades se mettent en place. On entend des explosions et des balles… Je fonce à l’appartement et m’enferme.  Je n’arrive pas à récupérer mon souffle.
La nuit est longue.

Une nuit, un mort

Le lendemain, je discute avec C. Il aimerait que le mouvement se radicalise davantage. On n’a pas trop le même avis sur ce sujet. Pour moi, ces jeunes vont faire une mauvaise publicité au LKP qui était et doit rester un mouvement pacifique.
Pour repartir de l’avant, je décide de reprendre directement la caméra et je descends filmer la vie de la place. Mais je ne filmerai pas aujourd’hui, un homme est mort hier soir. Les partisans de la grève ne veulent pas des médias. Je comprends et ne voulant pas me les mettre à dos, je décide de ranger la caméra pour ce matin. Je serai là plusieurs semaines. J’aurai donc le temps de filmer de la vie.
Je pars marcher ; j’en ai besoin. Je m’arrête faire la conversation à des gens qui font la queue pour acheter du pain, rationné (deux pains ou trois baguettes par personne présente). Ils m’expliquent que la victime était syndicaliste. En revenant d’une réunion, il s’est fait arrêter par un barrage de jeunes et a été tué par balle.
Les habitants craignent une montée de la violence et pensent souvent à mai 1967 quand les  émeutes firent 87 morts. La police n’avait pas hésité à tirer. Certains me racontent cette histoire d’ouvriers guadeloupéens qui demandaient une augmentation de salaire de 2%. Des émeutes remplacèrent des négociations qui n’avaient pas abouti. Le gouvernement français n’avait, à l’époque, pas reconnu le nombre de morts.
En février 2009, ils espèrent que l’histoire ne se répètera pas.

Continuant ma marche, je rencontre Gilbert qui rentre de la pêche. C’est vrai que la vie est chère en Guadeloupe, mais on peut s’arranger autrement.  Il touche le «  ti RMI », l’aide de l’Etat plus les petits à côté… Pour lui c’est la pêche. Tous les jours, il y va et vend son poisson à l’arrière de son bateau. Il ne gagne pas énormément mais s’en sort. Ils sont plusieurs, comme lui, à vivre de ces petites choses, en vendant sur le bords de la route ou sur des petits marchés, en faisant des service.
Je retourne vers la Mutualité où une marche silencieuse est organisée. L’atmosphère est pesante. Après une courte déclaration devant les médias, le cortège se met en marche vers la cité d’à côté, là où est décédé Jacques Bino. Il est décédé à une encablure d’où j’étais hier. Le bâtiment juste derrière. Tout au plus 200 mètres.
A la fin de la marche, je rencontre une militante du LKP qui organise la partie secours des manifestations. Tous les soirs, elle rejoint les barricades pour demander aux jeunes de rentrer. J’ai la conviction qu’ils sont dépassés par leur propre violence. On ne les écoute pas alors ils vont tout casser. Au moins, ils seront entendus.
Malheureusement, ils s’en prennent le plus souvent aux petits lolos (petites boutiques) de « leurs parents ». Ils les ont éventrés et dépouillés. Les commerçants sont écoeurés et n’ont pas envie de voir tous leurs efforts s’envoler en fumée à cause de petits cons. Ils soutiennent la grève, disent-ils, mais pas ça.
Une fois de plus, Elie Domota prend la parole et défend des manifestations pacifiques. Il est interrogé sur les actes de vandalisme mais ne les condamne pas ouvertement.
Je demande à Marie, la militante, de m’accompagner sur des barrages. Je ne veux pas précipiter les choses, et vu que j’ai encore quelques mauvais souvenirs, je lui propose d’y réfléchir.
Ce soir, je ne resterai pas longtemps dehors. Plusieurs personnes occupent la place de la Mutualité pour voir ce qu’il va se passer. Les mamas me conseillent de rentrer.

Reprise des négociations.

Tout le LKP s’est donné rendez vous pour accompagner leurs leaders à la table des négociations. « la gwadeloup sé tan nou » est chantée dans toute la ville morte. Dans les rues principales, tout est délabré, cassé. Les négociateurs attendent les différents syndicats dans un  bâtiment  gouvernemental gardé par la gendarmerie. Un par un, après avoir été appelé, les syndicalistes entrent dans « l’arène ». Les manifestants chantent de plus en plus fort pour imposer la présence de la presse. Ils ne veulent pas se faire duper une nouvelle fois. N’ayant pas de carte de presse, je reste à l’extérieur et en profite pour y rencontrer un avocat. Il me parle de la société post-coloniale à laquelle il appartient. La Guadeloupe, pour s’en sortir, devra s’affranchir de la tutelle française. « Les  grands békés, Hayot et consort, devront être chassés de leur terre. Ils détiennent encore  la moitié de l’économie antillaise. Ils imposent  leurs prix et leur loi, faut que ca cesse. Ils ne doivent pas oublier que les Guadeloupéens ont une âme de révolutionnaires. A l’abolition de l’esclavage, les békés ont dû fuir l’île pour éviter de se faire tuer sur la place publique ».
Plus tard, je rencontre François, un travailleur indépendant qui a ouvert une petite entreprise de réparation d’appareil ménager. Il n’a jamais arrêté de travailler malgré la grève générale. Avec les factures et les enfants, il ne peut pas se permettre d’interrompre son activité.  Oui, les manifestations sont importantes mais on ne peut pas obliger les gens de tout arrêter !
Au retour des négociations, je retrouve Marie avec qui je fais un bout de chemin. Elle me donne le ton. Hier soir fut encore plus chaud que le soir précédent, et elle ne prendra pas le risque de sortir. On discute des jeunes. Tous nos clichés y sont. De jeunes ados désœuvrés, en échec scolaire, ont pris le dessus sur leurs parents. Apparemment, la banlieue est moins loin de la Guadeloupe que de l’Elysée !
Ce soir là, la ville semble retrouver de son calme. On n’entend rien (si ce n’est l’hélicoptère de la gendarmerie).

1 mois de grève

Je me lève pour filmer la vie du quartier. Et là, ca me tombe dessus ! La camera ne fonctionne plus. J’ai déjà connu pareil épisode, ca va s’arranger. Je la place au soleil, tous les capots ouverts. J’attends… toujours rien !
J’appelle Paris. John Paul et Henry me conseillent d’essayer le sèche cheveux pour enlever la condensation. J’essaie. Pas d’amélioration. Je pars pour un hôtel du centre, le seul hôtel du coin ! Pour faire échapper l’humidité, je dois placer la camera dans une zone d’air conditionné. Au bout d’un moment, je commence à m’inquiéter. Aujourd’hui, j’avais calé plusieurs rendez-vous.
Je me rends à la chaine locale de l’île, Canal 10. Elle est considérée comme la télé du peuple guadeloupéen. C’est par elle qu’ils ont de vraies infos, et à qui ils dénoncent les injustices. Avec le technicien, on démonte les premiers capots de « la bête ». Il refait un coup de sèche cheveux et passe un produit sur les circuits. Rien ne répond, il ne peut pas m’aider plus que ca. Entre temps, j’appelle des contacts sur l’île, explique mon problème et leur demande de l’aide. On ne sait jamais…
Le téléphone de la chaine sonne. Des journalistes sont bloqués sur de nouveaux barrages. Le technicien doit se rendre au centre de Point à Pitre. J’en profite pour y aller avec lui, mais nous sommes aussi bloqués. Pas grave, je finirai à pied.
Arrivé au niveau du barrage, je vois les automobilistes devant moi payer un droit de passage (j’apprendrai plus tard que selon la gueule du client, ils doivent verser entre 15 et 50 euros). Ils sont deux jeunes et se font respecter. Mon tour arrive et le ton monte très vite. L’un d’eux s’en prend physiquement à moi. En me frappant à l’aide d’une crosse en bois, il essaie de me prendre ma caméra. La réplique est immédiate, je lui réponds par un grand coup de monopod ! Même chose pour son camarade : je ne lui laisse pas le temps de m’atteindre, je frappe le premier. Je suis à bout de nerfs, je craque, j’ai envie de rentrer à Paris.
Je prends congé de mon hôte, et m’en vais. Ce soir, j’irai à St François pour retrouver de la famille en vacances.
En partant, je rencontre Enzo, un blanc gâché, comme ils disent ! En pensant que la vie était plus facile au soleil, il a pris la décision de venir aux Antilles. Malheureusement, rien n’est facile et  le rhum n’arrange rien.
Aujourd’hui, il est vraiment dans une mauvaise posture. Le centre social, où il était hébergé, a fermé ses portes dès les premiers jours. Toutes ses affaires dedans, il dort à l’entrée avec quelques uns des SDF de l’île. Il m’explique qu’il avait touché son RMI mais on le lui a dérobé.

Je suis à St François, c’est un autre monde. Les gens se promènent tranquillement, les boutiques sont ouvertes, les alizés soufflent, les bateaux entrent au port. Moi, je bois un ti rhum ! Suis-je vraiment sur la même île ?

Je prends cette aventure comme une leçon ! Dans ces circonstances, il faut prendre quelques précautions. Mais j’avoue que je ne m’attendais pas à être dans une telle situation. Je pense qu’il est important de partir en équipe, au moins, le moindre souci est plus facile à gérer : on peut en parler et  penser un peu à autre chose.
Enfin, je pense qu’il ne faut pas précipiter les choses. J’avais envie de partir (et j’ai toujours envie de partir), l’envie est le moteur de tout engagement personnel mais il faut savoir prendre le temps de réfléchir, de calculer les risques.
Pour la petite histoire, St François est bien en Guadeloupe. La nuit de mon départ il y a eu un nouveau décès. Les médias ont parlé d’un jeune circulant en moto qui aurait percuté un barrage de plein fouet. Les locaux diront qu’il connaissait bien où était placé les barricades et quand il est arrivé à proximité d’une, on lui aurait tiré dessus à vue.
Pour finir, je pense que le vrai problème de la Guadeloupe est son identité. Les habitants de l’île ne s’aiment pas et ne s’en cachent pas.
Les noirs haïssent les békés qu’ils considèrent comme esclavagistes (surtout après avoir vu le documentaire « békés, les derniers maîtres de la Martinique »)
Les békés n’aiment ni les noirs qu’ils traitent d’africains, ni les métros qu’ils considèrent comme arrivistes. Ces métros sont assimilés, par certains noirs, comme de nouveaux colons. Ils prennent le travail et le pain des locaux. A l’heure où j’écris ces lignes, ma caméra est toujours en réparation, dans l’attente comme moi, d’une nouvelle aventure.
Matthieu Martin