FÊTE DE L’AÏD Notre correspondant dans les Cévennes nous raconte comment les musulmans cévennols font vivre les éleveurs de moutons dans la région du mont Aigoual.

Le berger que nous rencontrons dans ce reportage, est en plus un érudit. Il nous raconte d’où vient cette tradition du sacrifice d’un animal, commune au juifs, aux chrétiens et aux musulmans. Alors que certains se déchirent à Gaza, il est salutaire de pointer ce que ces frères ennemis ont en commun…

Voici, en prime, le texte (généreux) de Philippe sur son reportage tourné au moment des fêtes de l’Aïd.

Chouffe…

C’est le jour de l’Aïd et Bernard se gratte les côtes. Bernard est un berger et l’imam est mon dentiste. Pour l’un sa barbe est longue quant à l’autre, sa coupe est délicate et son geste précis. Si la pensée est pieuse l’œil est inquiet. La pierre lisse le fil du couteau et je pense à la roulette. Il ne fait pas son fier et l’assistance est nombreuse. L’impatience aussi. Les moutons passent les uns après les autres. Ils repassent. Ils attendent. Ils sont au centre de la fête. Et c’est tour à tour leur fête. Tirés ou amenés, et puis couchés, ils trépassent. Fête vos jeux, Messieurs, le 37, le 62, le 110, les jeux sont faits…Rouge sur rouge, plus rien ne bouge. Ils sont au paradis, enfin peut être, si, si, me dit un voisin, il a l’air d’en être certain. Les gâteaux sont sucrés, le thé aussi. Aujourd’hui, c’est le jour de l’Aïd et Youssef m’a souhaité un bon Noël pour prendre de l’avance et puis aussi pour me faire plaisir. Il  mangera d’abord le foie et puis les abats, et puis les autres jours, il donnera à sa maman, l’épaule droite et puis la gauche et le collier. L’année prochaine, il fera un don, il permettra à qui n’a pas l’argent de pouvoir aussi, à son tour fêter l’Aïd…

Dimanche 7 décembre, chouffe…suite….
Hier c’était Saint Nicolas, en fait je dis çà…On ne le fête pas ici, c’est vrai que je suis un néo, et saint Nico est un gars du nord. Plus de vingt ans ici, et suis- je d’ici, je ne sais pas et je ne suis pourtant plus d’ailleurs non plus. Je suis un être humain, pétri de tout ce qui m’entoure, ou bien  alors puisque l’on est ce qu’on mange, je suis un pré salé d’Ouessant,  un astracan tiré de la contrée du Seigneur des Anneaux, un laineux qui s’dodine et qu’a parcouru l’Atlas ou bien qu’a brouté sur les bords de l’Oise, un bélier des Cévennes nourri aux glands et à la châtaigne. Il y a longtemps j’ai  pris le chemin escarpé, celui des cimes, celui que l’on prend lorsqu’on rêve d’être un jour quelqu’un, quelqu’un qui mange et qui fait manger les siens, quelqu’un qui rêve et qui fait rêver les siens, quelqu’un, quelqu’une… « Frères humains », Je suis un vivant et ma place est parmi vous. Pas si simple le cerveau est bordé de certitudes et les certitudes de frontières.

Je suis arrivé à la bergerie, là haut après être sorti de la petite route de montagne, pris le chemin qui mène au bâtiment agricole en contre bas de la maison du berger. Les chiens,  y’a les chiens qui t’accueillent en gueulant, en prévenant aussi. Bernard n’est pas encore arrivé. Bernard, berger des Cévennes et ce matin chasseur, Bernard y est encore quand arrivent cinq voitures, propres comme des  sous neufs ou bien des  voitures de la ville. Claquement de portières, ils descendent, sous le soleil qui les regarde. Elles étaient pleines. Ils me scrutent, considèrent, dévisagent, ceux qui savent, étonnés, d’autres me sourient. J’attends comme eux. Le berger a son heure. Il est maitre de son temps. Ils sont arabes. Ils m’expliquent qu’ils sont venus pour les moutons. Moi je leur dis que je suis venu pour filmer le berger. Cà les fait rire. Je leur demande si je peux les filmer aussi. Celui qui est plus chef que les autres les consulte. Chez les hommes, c’est une manie, y’en a toujours un qui est plus chef que les autres. Palabres, j’attends. Ils ne veulent pas qu’il me dit. Ils sont venus choisir et acheter des moutons pour l’Aïd. Je m’écarte, installe mon pied de caméra, je zoome sur le massif de l’Aigoual, enneigé, pépère et majestueux. Je suis déçu. Le plus ancien se pointe. Sans quitter l’œil de la lorgnette la conversation s’engage.
-Tu sais ce que c’est l’Aïd toi ?
– Oui, alors,…record…
-Alors tu sais… ?
– Oui,…je me redresse…Abraham, Dieu, son fils…le couteau, le sacrifice et puis non…ouf, ce sera le mouton, enfin  le mouton, forcément le mouton il n’a pas de chance….
Il m’explique. Il est content. C’est « le Hadj ». C’est l’ancien, celui qu’on respecte, parce qu’il a fait le pèlerinage à la Mecque. Il me sourit. On dirait qu’il fait sourire ses dents. On dirait mon oncle.  Mon oncle aussi avait des ratiches en guise de dents. Je  me souviens… je suis un gamin. Mon oncle m’explique la messe pendant qu’on est à la pêche…- ben tonton, c’est pour çà qu’on est des pêcheurs ? – oui, et t’arrête de jeter des cailloux dans l’eau sinon je t’en mets une…Je reviens à mon interlocuteur…il me dit :
– je veux bien que tu filmes demain, à l’abattoir…tu viens demain, avec ta caméra.
Les autres me regardent. Ils me sourient tous à présent. Bernard arrive. Cà s’animent…il me fait un clin d’œil. Ils disparaissent dans la bergerie, en parlant bruyamment. Je reste là, comme un con. Comme un gamin que son oncle n’a pas gardé pour la chasse. Je tourne quelques images « léchées ». C’est la consigne, faut que j’m’applique…des images léchées pour faire joli. Je me dis merde et que c’est con, je loupe. Je ramasse mon bordel et je descends à la bergerie. Avec ma caméra. Ils me regardent et je leur dis, faut qu’je commence maint’nant sinon on va rien comprendre…Ils sont d’accord…ben çà alors…
Bernard est à genoux, son carnet, son crayon à la main, la tête relevé vers eux tout autour, et tout autour, des moutons, des moutons partout, des gros, des p’tits, des moutons, putain des moutons qui disent « mais… mahna, mahna… » mais y’a pas la musique et c’est pas les muppets. C’est sérieux et çà sent le mouton. On choisit, au milieu du foin, les bons numéros, les bonnes bêtes. –pas celui là, c’est pas bon, il est blessé…comment çà blessé… fais voir…mais non…et puis c’est noble, il s’est battu…Il sera bon pour le service. Tout le monde parle, choisit, compte, jauge, et le téléphone, portable le téléphone…Un gamin est assis sur les barrières, un vieux agite son bâton, il frappe à l’épaule un plus jeune qui ne bronche pas. Je filme tout ce   bordel ambiant, c’est sympa. Un voyage qui se déroule près de chez moi, y’avait longtemps, trop longtemps que je n’tais plus parti. C’est moins sympa, pour les moutons, choisit un par un, après âpre discussion. Il fait sombre par endroits, à d’autres coins la lumière qui vient des fenêtres ornées de toiles d’araignées dégueule dans la bergerie et m’éblouit, j’oublie que j’ai une caméra, des fois elle marche toute seule, moi aussi, je suis tellement là que j’oublie aussi que je suis là. Je suis dans un film. Je suis rentré dans l’objectif comme une souris dans un gruyère. Les moutons se tirent dans les coins, mais y’a plus de coins, vu qu’il ya des moutons partout. Et puis y’ a des hommes au milieu des moutons. C’est bon de s’oublier parce qu’on est là, parce qu’on regarde, parce qu’on est vivant.
Un bélier, plus de six mois, avec ses roubignolles. Tout le monde est content, le p’tit Tarek veut que je le filme, pour sa maman…Papa veut bien, bon moi je ne voulais pas…on verra bien. Tout le monde sort, en parlant toujours, avec la bouche, avec les mains, avec tout ce qu’on peut…Ils veulent qu’on fasse la photo avec Bernard. Bernard a son fusil à l’épaule  et maintenant ils repartent et Bernard va enfin pouvoir manger, car il reçoit et Nadine a préparé le repas, un couple d’autres bergers, des bergers de la garrigue,  et ils sont là. Moi aussi  et je m’en vais tiens, à demain…une autre voiture arrive…s’en est d’autres qui viennent choisir aussi…Nadine elle gueule…y font chier, c’est prêt et après faut que tu sortes les moutons…

…La petite route en lacet me redescend chez moi, à l’autre bout de la vallée.

J’ai les yeux plein de laine,  et puis le nez posé comme une truffe sur une litière. Les couleurs se sont incrustées en moi. Les ocres, les bruns, les verts,  les bleus, les gris,  les blancs, et puis comme un filtre, un filtre sur une image en 16/9, un filtre descend là-dessus et patine l’ensemble. Je me souviens des yeux bleus du berger qui ressortaient dans la pénombre, ses grimaces causées par la fatigue, les rires des autres autour de lui, une certaine allure aussi. Ouais, y’avait de l’allure à tout çà, çà avait de la gueule. Quelque chose d’indéfinissable d’abord, puis en roulant, ce quelque chose qui vient à l’esprit et prend la forme d’une  évidence. La vie coule comme de l’eau, elle rentre partout, s’immisce dans les moindres interstices ; elle coule naturellement  comme appelée par le bon sens. Comme la flotte qui apparaît encore goutte à goutte par les joints de ma vieille bagnole et qui me mouille le cul. La société, enfin ce qu’on appelle comme çà, celle que l’on croit parfois figée se redessine sans cesse, se recompose, se redéfinit, se réinvente, à l’ombre ou à la lumière selon que ceux qui font mine de la diriger s’en aperçoivent, s’en émeuvent, ou plus souvent l’ignorent. Par la base, les gens transforment, inventent sans cesse et renouvellent leurs rapports. Ils se servent d’abord de ce qui reste de leurs traditions, avant qu’elles soient obsolètes et se fraient un chemin vers d’autres rapports…Arrête tes conneries que je me dis, tu vas te prendre pour machin et t’es rien qu’un bidule, un gugusse posé là avec un objectif, « Objectif Mon Œil… »*

…Il est 7heures 20…et je me pointe dans la pénombre jusqu’à la terrasse et à travers la porte vitrée, je vois bien qu’il n’est pas là…merde qu’il m’avait dit, le jus à 7 heures 25 et à la demi à la bergerie…J’y descends. Y’a de la lumière derrière la porte métallique.  C’est la même porte que fermaient « les Deschiens » avec le clébard qui passait devant en pissant. Les clébards ne font rien qu’à aboyer, je les distingue à peine, ils m’entourent, ils m’escortent…
-T’es là.. ?
– Ben ouais…
– T’avais dit le jus à 7 heures 25
– c’est que les bêtes qui restent là faut leur donner à manger, je suis là depuis une heure…
– Ah…ben je rentre….je tire le portail et je suis happé par un parfum presque palpable tellement il est prégnant. Il fait doux, c’est de la douceur animale. Les sons sont assourdis, même le son des cloches. Bernard s’active, il a fini de distribuer la nourriture au gros de la troupe. Les cous sont tendus et alignés entre les râteliers. Là, on ne mange pas…on bouffe. C’est du sérieux. Bernard navigue sur une mer de laine que j’me répète en rigolant  de mes phrases à la con. Je m’équipe, je sors la caméra. C’est parti. Un autre berger, un voisin, Franck, vient l’aider pour embarquer les moutons dans la remorque. Un carnet…
-Tiens qu’il me dit…prends çà avec le stylo, tu vas aussi faire quelque chose…
Il saute par dessus la barrière poisseuse et se retrouve au milieu des bêtes choisies hier. Il en attrape une par les cornes, relève son numéro à l’oreille, l’annonce me signe de noter. Je prends note, oubliant que la caméra tourne. Complicité me dis-je…Cà me trouble… Franck attrape la bestiole et tant bien que mal la mène jusqu’à la remorque amenée à la porte de la bergerie et hop…il pousse au cul et d’une…Bernard m’a déjà gueulé le numéro de la suivante que j’ai griffonnée sur le papier. Sans attendre, il mène le mouton vers son destin. Comme le bélier, Il grimace, il souffre, comme une grande armoire qu’il est et dont les portes grincent. C’est du sport et puis hier il est tombé en menant son troupeau sur les pentes abruptes. Il a dévalé et puis il s’est fait mal pour dire en Bobby Lapointe. C’est rare, c’est la fatigue. Jusqu’à 70 ans çà ne va pas être facile qu’on rigole…  Une à une, toutes sont tirées, poussées, portées, une vingtaine de bestioles comme on dit par ici. La porte de la remorque est refermée, assurée. Pas un bruit à l’intérieur, elles me regardent entre les planches de bois. Connard, t’étais là aussi hein ? Qu’elles semblent me dire. Putain, un gigot, avant d’être un  gigot entouré de flageolets, un gigot çà gigote et çà te regarde et là t’as moins faim, et là, que ce soit l’Aïd, Pâques ou bien l’tintouin, c’est con comme la mort. Mais c’est la vie, la vie du berger, son boulot, son gagne pain…On va prendre un jus qu’il nous dit, pendant qu’il remplira ses papiers pour le transport. C’est sérieux les papiers et, les papiers quand c’est sérieux, c’est en trois exemplaires. C’est universel, que ce soit du papier cul ou un acquis de transport, un rapport de gendarmes ou un contrat quelconque, c’est de l’art administratif et l’art administratif c’est tout en triptyque. On finit le jus, le jour s’est levé. Des nuages gris et puis teintés couleur cuivre, rapport au soleil que s étire. Ils déboulent  du Sud Est et s’accrochent à la cime enneigée de l’Aigoual. Ils  annoncent le « retour du Marin » pour demain. Chez moi, quand çà sent la merde c’est que le vent est passé sur le fumier plus au sud, c’est donc qu’il va pleuvoir. Rigole pas…chez toi, c’est peut être l’incinérateur. C’est pas de la météo, c’est « poètes et paysans… » Faut y aller. Je me quiche dans le petit 4X4 asiatique et je brandis sous le nez de « Barberousse », le conducteur, la caméra japonaise.
-Cà te fait quoi d’être filmé par une crampe ?
Au milieu de sa barbe y’a ses yeux qui roulent et qui rigolent…
– Tu veux que je te raconte quelque chose ?
– Ben ouais, c’est mieux quand c’est bien…
– Bon, Je vais apporter mes moutons pour l’Aïd, et l’Aïd, c’est quand Abraham…
J’ai le dos à la route, la tronche dans le viseur, mes bras repliés, mes guiboles en vrac, le pied de caméra entre nous,  l’objectif  est sous sa barbe et son discours raisonne  dans un ton biblique ou coranique, enfin épique et c’est  du « Pulpe Fiction »… remorque au cul, en route vers les abattoirs du Vigan, avec un mouton dans la cage, juste derrière, là où d’ordinaire y’a les chiens pour la chasse…à suivre…

Arrivée au rond point de la Tessonne,
le bâtiment mi métallique mi bétonné des abattoirs se profile en contre bas, à coté de l’usine textile. Il y a déjà quelques personnes, des gus emmitouflés qui se frottent les mains. Il caille et près de l’Hérault c’est humide. Une femme installe une table pour y mettre des gâteaux arabes et puis la théière. Bernard salue le responsable des abattoirs. Ce dernier vient vers moi. C’est qu’il a vu la caméra. Cà l’inquiète. Une caméra c’est comme un tas de ‘z yeux qui matent au trou de la porte. Je le rassure. Ce qui m’intéresse c’est les gens, ce qu’ils vivent, ce qu’ils sont, comme ils respirent, le reste c’est pas mon truc aujourd’hui…
– vous ne rentrez pas ?
– non, non, si voulez ou enfin juste un peu,
-oui, le lieu du sacrifice, les stabulations qu’on comprenne…
Après, les abattoirs c’est juste l’endroit où les citadins vont à la chasse… c’est un autre reportage.
Il a l’air un peu rassuré et peut être encore un peu gêné, dans cette société fragile  qu’est le monde rural faut faire gaffe à tout, tout est un peu bancal. Tout part à la casse. Un monde est en train de disparaître…les abattoirs à coté de la dernière usine textile du coin… c’est tout un symbole, c’est presque un programme présidentiel.
L’entrée des artistes… je fais face à des portes faites en gros barreaux, du  galva tout gris, des gros loquets, du béton, des barrières de sécurité, des hommes en blanc, leurs bottes blanches en caoutchouc, Bernard manœuvre et recule sa remorque jusqu’ à la porte de la stabulation où attendront les moutons. Le débarquement se fait rapidement, les bêtes sortent en sautant, comme soulagées, sans inquiétude apparente. Dans la pièce au sol bétonné, il fait froid, la condensation fait tomber des gouttes qui courent dessous les poutres métalliques et une pluie intermittente  éclabousse la caméra tandis que je me déplace avec les ovins qui se regroupent dans un coin. Maintenant ils sont inquiets. Y’ a un maquignon qui rigole, comme lui d’autres sont venus aussi apporter leur lot de moutons. Il se marre, pour lui c’est jour de fête. Il est béat. Il arbore une casquette de paysan. Une blouse noire, une tête hilare et un sacré accent qui sonne plus aveyronnais que Cévenol. On dirait le Fernand Raynault de mon enfance… « Çà eût payé… » Il vient me saluer, il parle fort et se vante de son commerce…Je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Je suis ailleurs. Je suis un mouton. Je me gratte le cou.
–  té…elles sont belles…ce n’est pas de l’eau…
– et non, elles sont bien nourries, en prenant le temps qu’il faut…
– elles vont pas fondre à la cuisson, c’est du bon…pas de surprise…
Dehors les voitures arrivent sans cesse, d’ici, et de toute la région, de Nîmes, de Montpellier, les vieux, les jeunes, une majorité d’hommes, peu de femmes, quelques enfants…tous sont venus pour apporter le ou les moutons choisis pour le sacrifice. Tous représentent une famille qui fêtera l’Aïd. C’est qu’il y a du monde à présent dans les stabulations, les bêtes, les hommes, un brouhaha de conversations qui raisonne, en français, en arabe. L’impatience grandit et la nervosité aussi, c’est qu’il ne faut surtout pas se laisser passer devant. Chacun surveille le bon déroulement, que personne ne s’avise de passer par une autre porte avec sa bête et grille la politesse à qui reviendra le tour de présenter et conduire son mouton. Là, une photo, avec le bélier noir… Une effervescence particulière pour une voiture qui se gare devant. C’est Mostapha…Hé…c’est mon dentiste…Il sort, souriant quoiqu’un peu fébrile…Il est immédiatement entouré, empressé, salué. L’homme est respecté. Bernard le salue. Il me présente bien que cela ne soit pas nécessaire…
-Je te présente…il fait un film…c’est quelqu’un de bien…
-oui je sais…
Au milieu des Salam alecoum, Alecoum Salam, les salamalèques ah les salamalèques, tous me dévisagent et à présent l’étonnement fait place au profit d’une sorte de considération respectueuse…si j’ai l’assentiment de Mostapha et puis qu’en plus il me connaisse, alors…Ils se saluent, d’abord la main sur le cœur, et puis les accolades. J’ai à nouveau oublié la caméra, elle est redevenue à mon œil ce qu’est le nez au milieu de la figure, ni moi ni les autres n’y font plus attention, alors que quelques minutes plus tôt encore, j’entendais des :
– m’sieur, m’sieur qu’est ce que c’est qu’çà ?
– Qu’est- ce que tu fais là?
-pourquoi tu filmes ?
– C’est M6 ? C’est FR3 Région ?…
– Non c’est  la télélibre…« je suis mon berger et rien ne saurait manquer…où il me conduit*… » Rigolades, petites moqueries sympas ou simples interrogations…
Mostapha, au cul de sa voiture, coffre ouvert, se prépare…jusqu’aux chaussettes, de grands bas de laine rouges, il s’habille dans la tenue du gars qui va perpétuer le rite, le geste du sacrificateur, entre deux sourires, je vois bien qu’il stresse un peu…y’a de quoi, il va trancher toute la journée…pour le chambrer, un de ceux qui l’entourent lui dit « – tu sais que tu es là jusqu’à dix heures du soir…C’est qu’il pouffe Mostapha, pouh là là, çà va être long, il me jette un regard, comme un de ces regards suppliants que j’ai du lui envoyer les jours où il passait  enfin la tête de la porte de la salle d’attente de son cabinet de dentiste. Mostapha, c’est le responsable  de la communauté religieuse musulmane du Vigan, il n’est pas Imam, pas encore vraiment, mais c’est un érudit, un sage et il a fait des pèlerinages, c’est un homme de confiance, consensuel et respecté dans le coin.  Il y va, il monte le quai et franchit la grille aux gros barreaux. Il arrive là où convergent les différents couloirs qui viennent des parcs de stabulation. Les murs sont à hauteur d’homme si bien qu’on voit toutes les têtes qui dépassent et l’on devine les bêtes au milieu. « Pôve tiote bête sin queue pis s’tête » disait mon grand père…Chacun attend son tour. Y’ a des gosses perchés sur les murs. Je me souviens, gamin, perchés sur un mur avec mon cousin, de l’autre coté de la route, on pouvait voir le boucher tirer la vache dans sa cour, avec son flingue, sa femme même qu’elle était toute grosse, même qu’elle avait gueulé, tu vas pas la découper, elle bouge encore….nous on hurlait, le boucher est un gros con…
Mostapha lui, il est classe. Il rentre comme une antiquité dans le rectangle entouré d’une grille et au milieu de laquelle se trouve une table de travail, constituée en arceaux métalliques au bout de laquelle, au sol, il y a une évacuation… Cet emplacement qui est devenu sacré le temps d’une journée, jouxte la salle de découpe où l’on voit de temps en temps le personnel costaud, joufflu et les pommettes rouges comme il se doit et qui attend en tenue de découpeur. Le moment venu, les bêtes abattues  leur parviendront,  accrochées par la patte au manège d’une espèce de remonte pente mécanique.


Le premier mouton à sacrifier est amené.
Trois le posent et le maintiennent sur la table de travail. Mostapha lui tient le coup, sans pression comme pour le rassurer, tandis que de l’autre il a le grand couteau qu’il a soigneusement aiguisé. Il se concentre, semble prier et d’un va et vient sans grande ostentation, efficace, il tranche. Le sang gicle. Aucun cri, ni mouvement de la bête qui semble calme. Elle glisse vers la mort, au milieu de la foule et du grand balai ordonné de l’entrée des artistes, du sacrifice, de l’envoi à la découpe, du jet d’eau pour nettoyer autour du seau réceptacle du sang, au pied de la table, et tout cela continue. Mon voisin me sourit. Mostapha me regarde par moments, avec un sourire presque gêné, un sourire d’ado qui découvrirait un sein, il a l’air malheureux par moments. Surtout, il a l’air sincère. Je suis pris de compassion pour lui, autant que pour les moutons, autant que pour tous ici. Il se passe quelque chose, quelque chose qui dépasse cet instant, cet endroit, peut être un peu de l’histoire des hommes et des bêtes, un moment qui nous dépasse et auquel on assiste comme si ce quelque chose était venu nous chercher du fond des âges alors que c’est nous, nous qui sommes venus, en conscience… puis un instant déconcentré par ma présence, il se reconnecte grâce à des invocations intérieures que je peux deviner sur ses lèvres puis il m’adresse la parole… Il remercie comme aux Césars, la communauté de communes, les abattoirs…tous… il invoque Dieu, le pardon… Il a nettoyé  la lame au jet. Il aiguise le couteau qu’il prend le temps de poser d’un geste quasi obséquieux à l’égard du tout puissant ou bien du hasard qui lui aurait fournit le manche, là sur le rebord de l’enclos avant de le reprendre et d’officier à nouveau quelques secondes plus tard. Ce n’est qu’un grand couteau de cuisine mais que je vois comme une lame de Damas. J’ai oublié sa tenue qui ressemble à celle du chirurgien qu’il est, et les tenues de jogging des autres, la veste du supporter argentin, les bonnets de laine polaire, les godasses cirées, et crottées aux abords de l’abattoir, les costards étriqués et me voilà quatre cent ans en arrière, peut être en Andalousie, où les cultures se côtoyaient avant de construire l’Alhambra et je rêve et je suis dans le dernier roman que je viens de lire, « l’immeuble Yacoubian »…Je sors. Je vais manger un gâteau trop sucré, délicieusement trop sucré…Ceux d’hier, chez Bernard,  m’offrent à boire chaud à l’abri de leurs coffres de bagnoles. C’est qu’il pèle  pour des arabes  tandis que le soleil perce…C’est un jeu de mot à la con, à la gros con que je suis…et  çà les fait rire : Houssine , Mohammed, Youssef, le petit  Tarek…ils rient, ils sont contents…Moi aussi…je suis fils et petit fils de paysans et de pêcheurs comme eux…Un plus âgé me parle de sa religion, qu’il se doit de perpétuer, et puis il dit qu’il respecter tout le monde, aimer les juifs, les chrétiens tous les autres et puis de se conformer aux lois du pays où il habite, de son métier de maçon, qu’il a fait jusqu’à se fracasser le dos…il me dit aussi que violence et incompréhensions sont les mauvaises œuvres de ceux qui trahissent sa religion par l’appel du profit, de l’argent, du pouvoir que convoitent les politiques…que nous sommes tous les fils d’Abraham… qu’il a fait le pèlerinage à la Mecque,  et que l’année prochaine il donnera l’argent consacré au sacrifice à quelqu’un qui n’a pas les moyens d’acheter un mouton…Il me souhaite bon Noël aussi, et même que si c’est en avance, c’est mieux quand c’est bien.
Bernard conclut ses affaires, en racontant l’Histoire des « Colonnes d’Hercule », Gibraltar… il s’apprête à partir, c’est qu’il est plus de midi et reste 30 km à faire pour rentrer, un repas et au boulot, faut sortir les bêtes en montagne… …Au fait…On est revenu avec un mouton, dont l’acheteur ne s’est pas pointé…le numéro 62 qui a eu chaud à son cul et qui a tiré le gros lot, et gracié parce que Bernard n’a pas voulu le brader…non mais…Y’a pas de mais…
Ce soir, les yeux dans l’beurre, au chaud j’écoute vaguement la radio en rêvassant…Je tends l’oreille, on évoque l’Aïd, la crise, qui sévit aussi en Jordanie, un mouton pour le sacrifice y coute désormais dans les 250 euros, c’en est trop pour les pauvres qui ne peuvent plus se le permettre…Putain c’est 100 euros de moins  ici…
Ah…j’oubliais, Bernard c’est un berger des Cévennes qui est allé là bas aussi,  de l’autre coté de la mer, il ya quelques années, sur les versants sud de l’Atlas, à la rencontre d’autres bergers…c’était dans un programme du ministère de la recherche et du développement dans le cadre du « CNUD » qu’il m’a dit, mais c’est une autre histoire, on y reviendra si çà vous dit….

* cantique  catho de quand j’étais petit…

Philippe Maréchal

Montage: Olivier Joube