William Bourdon, avocat militant spécialisé dans les droits de l’homme, répond au questions de Matjules, une nouvelle recrue de LaTéléLibre. Une (longue) interview sur le « cas Ben Ali », vu par le fondateur de l’association Sherpa, dont l’objet est de « défendre les victimes de crimes commis par des opérateurs économiques ». William Bourdon est en outre l’avocat de Transparency International, de l’association Survie et de la Fédération des Congolais de la Diaspora (FCD). Il est proche d’associations d’aide aux étrangers irréguliers, notamment la Cimade, pour laquelle il est intervenu en qualité d’observateur en 1992.

Bienvenu à Matjules

Matjules, qui nous a envoyé cette vidéo, se définit comme auteur engagé. Citoyen et journaliste, pour vulgariser rapidement. Il est venu de sa province normande, après un passage par Angers, s’est rapidement impliqué dans la vie parisienne, toujours en électron libre, y a trouvé des moyens sans cesse renouvelés de s’épanouir, et de développer tout ce qu’il n’osait espérer. Du pire au meilleur certes, en cette cacophonie de sons, lieux, rencontres, bravant l’incertitude et les aléas sociaux, particulièrement âpres en des espaces où les inégalités sont concentrées.

Me William Bourdon au sujet de la plainte de Sherpa concernant les avoirs de Ben Ali

Matjules : Bonjour Maître Bourdon. Ce mois de janvier, avec l’association Sherpa (également la Commission Arabe des Droits Humains et Transparence International France), vous avez porté plainte pour que les avoirs de Ben Ali soient rétrocédés au peuple tunisien. Le Parquet de Paris en conséquence a ouvert une enquête préliminaire. D’abord, pourquoi une enquête et pas une information judiciaire ?

William Bourdon : Bon, d’abord, nous, ce que l’on demandait, c’était une information judiciaire, parce que cela nous apparaissait le cadre judiciaire le plus adapté. Essentiellement parce que les infractions dénoncées sont complexes, ont un caractère international. Et que par conséquent, il est vraisemblable qu’à un moment donné, il faut, il faudra demander l’entraide judiciaire d’autres pays. Et que de ce point de vue, le juge d’instruction est un instrument qui dispose de pouvoirs plus adaptés à cette situation que les services de police, si qualifiés soient-ils. Et puis par ailleurs, le juge d’instruction a la possibilité de geler des avoirs avec beaucoup plus de facilités et de souplesse, que les services de police –  qui peuvent le faire, depuis la loi de juillet 2010. Mais, ils sont obligés de passer par la case : procureur, qui doit présenter une requête au juge des libertés et de la détention. Donc c’est plus long. C’est plus contraignant. C’est plus lourd. Bon, maintenant, il y a une enquête. C’est déjà un premier résultat. C’est déjà un premier pas. Même si, il n’est pas exactement celui que l’on souhaitait.

Matjules : Est-ce qu’il y avait une jurisprudence par rapport à l’affaire des biens de Bongo notamment ?

W.Bourdon : Après trois ans de bataille, comme vous le savez, on a obtenu l’ouverture d’une information confiée à deux magistrats  instructeurs du pôle financier. Ils sont au travail. C’est bien la preuve que dans ces affaires là, c’est le cadre judiciaire de la juge d’instruction qui est la réponse procédurale la plus cohérente. Maintenant, passé le délai de trois mois, on pourra aussi provoquer la désignation d’un juge d’instruction. Donc, il n’y a pas de drame absolu non plus.

Les réquisitions des bâtiments

Matjules : Concernant le gel, est-ce que ça peut-être allié avec le fait qu’il y ait une réquisition ? Je sais qu’en France, il y a notamment Jeudi noir qui fait des réquisitions. Là je pense que ce sont des bâtiments, propriétés qui sont deuxième résidence. Vous allez peut-être me confirmer, donc c’est plus compliqué ? Ils n’étaient pas forcément vides totalement. Il devait y avoir des meubles…

W.Bourdon : Le fait qu’ils soient occupés ou pas n’a aucune espèce d’importance. Ce n’est pas le critère. S’il y a un soupçon sérieux, du fait que certains avoirs bancaires, ou des biens, meubles… (ca peut-être des chevaux, parce que l’on parle d’une écurie, d’un élevage de chevaux de course, ou des biens et immeubles), les mesures de saisie, le code de procédure, prévoient les techniques de saisie. Je répète que le juge d’instruction a la possibilité de le faire de façon beaucoup plus souple et rapide que les services de police.

Matjules : D’accord. Est-ce qu’une réquisition peut se faire dans le même temps ?

W.Bourdon : Les réquisitions… Il y a déjà un mécanisme de surveillance qui a été mis en place, il y a maintenant quinze jours, à l’initiative du gouvernement confié à Tracfin. Dans le cadre de ce dispositif de veille, Tracfin peut geler les avoirs bancaires sur une durée de 48 heures. Et ensuite, pour prolonger ce blocage, il faut saisir le Tribunal de grande instance. C’est pour cela que nous avons dit, quand cette mesure gouvernementale a été annoncée, que c’était insuffisant, eu égard aux risques d’évaporation, de départ de certains avoirs bancaires vers l’extérieur, qui peuvent se jouer de ce mécanisme de surveillance, en utilisant un certain nombre de subterfuges. Donc il y a une réponse judiciaire en France, qui est là, qui est un peu tardive, et qui n’est pas tout à fait adaptée à ce que l’on souhaitait.

Matjules : Alors, le Figaro (par ailleurs, beaucoup moins prolixe quant à l’Angolagate) a parlé de bâtiments dans le marais notamment… il y a un bâtiment qui est avenue Foch, il me semble.

W.Bourdon : Il y a des appartements et des biens, immeubles, qui pour l’instant, ne sont pas totalement répertoriés. Mais les équipes de Sherpa qui travaillent en collaboration avec les équipes de Transparence international France (qui a également, il faut le rappeler, déposé plainte, déjà obtenu un certain nombre d’informations, sur un certain nombre de biens, immeubles)… Et une fois par jour, par téléphone, ou par mails, on reçoit des informations qu’il nous faut croiser, dans une enquête qui a été diligentée. Donc l’idée n’est pas de doubler une enquête judiciaire, d’une enquête privée. Mais si on peut alimenter, en respectant un certain nombre de principes, les services de police, par l’intermédiaire du  Parquet, on le fera. D’ailleurs, on va déposer une note dans quelques jours, où on va communiquer un certain nombre d’informations sur des biens qui pour l’instant ne sont apparus nul part, et à propos desquels on commence à avoir une certaine densité de preuves.

Matjules : Est-ce que la recherche de Ben Ali par Interpol fait suite à votre plainte, ou ça n’a absolument rien à voir ?

W.Bourdon : Ca n’a absolument rien à voir. C’est totalement indépendant. C’est une décision tunisienne, de l’autorité judiciaire tunisienne. Je ne crois pas qu’elle soit relative d’ailleurs (je n’ai pas de détails, mais je vais en Tunisie après demain, donc j’en saurai plus), …je ne crois pas qu’elle soit relative aux avoirs détournés. Elle est très rapide d’ailleurs. Tout va très vite. Il faut organiser maintenant, de façon rationnelle et professionnelle, les choses, pour le peuple tunisien. Parce que ces avoirs qui ont été détournés, ils l’ont été au préjudice du peuple tunisien.

Matjules : Est-ce qu’il y a une possibilité de faire des actions judiciaires également sur des agences de notation qui sont venues effectivement baisser la note de la Tunisie, suite à la révolution du peuple tunisien, comme Fitch Ratings (de Marc Ladreit de Lacharrière), apparemment ?

W.Bourdon : Non, il n’y a aucune possibilité de faire, à priori, comme ça, facialement, sur quelles bases ? En quoi leur responsabilité serait engagée ? Les agences de notation, elles se sont disqualifiées pendant l’acte financier en 2008 : d’avoir récompensé certaines institutions financières, certaines banques, dont on sait maintenant qu’elles trichaient en externalisant en dehors de leur bilan un certain nombre de produits financiers. Non, je ne crois pas que ça soit le sujet.


Les amities françaises avec le régime tunisien

Matjules : Et sinon, que pensez vous du soutien, de Delanoë notamment, Strauss-Kahn, Alliot-Marie, que sais je, Frédéric Mitterrand, à Ben Ali encore très récemment ? Je me souviens d’avoir interrogé monsieur Delanoë en 2008, et il avait une réponse très cynique par rapport aux accusations de Survie le concernant : indiquant qu’il était pour le développement, et qu’il était effectivement pour les droits de l’homme ; et que Ben Ali était au courant de cela de sa part. Et ça s’arrêtait là :

http://www.rue89.com/municipales-2008/les-reponses-de-delanoe-aux-questions-des-internautes

Est-ce que vous avez un avis, des choses à rajouter sur ces hommes politiques qui se sont prononcés ?

W.Bourdon : Je crois que ce n’est pas… Il ne faut pas faire d’amalgames. La déclaration calamiteuse de Michèle Alliot-Marie, en disant « il faut aider le pouvoir tunisien. On va leur envoyer des moyens d’assurer la sécurité ». Moi, j’avais dit qu’à ce moment là, qu’il fallait plutôt envoyer des observateurs pour compter les morts, et des médecins pour soigner les blessés. Il y a toujours eu une tunisophilie très forte en France. Il y a de très grandes proximités entre ces deux pays, des raisons privées. Il y a un certain nombre de personnes qui se sont faites aveuglées, pour des raisons diverses. Mais essentiellement parce que ce pays est apparu, au prix d’une grande instrumentalisation, d’une grande manipulation, comme un rempart contre l’islamisme. Quand on marche en arrière : les années 90-91, la guerre civile en Algérie, …et donc tout l’occident était paniqué à l’idée que le Maghreb devienne une forteresse d’Al Qaïda. Donc Ben Ali a joué ça, avec beaucoup de cynisme. Il y a une rente même, sur laquelle il s’est installé et dans laquelle un certain nombre d’hommes politiques français sont tombés, avec plus ou moins de sincérité, plus ou moins de complaisance.

Matjules : Pensez vous que ça reste du domaine préservé de l’Elysée, comme pouvait le dire François-Xavier Verschave ? Ou est-ce qu’il y a une ouverture actuellement, peut-être juridique, sur ces questions ?

W.Bourdon : Je pense qu’il y a un décalage, un grand écart qui se réduit peut-être un peu, entre les engagements internationaux qui sont pris par la France, qui a signé la convention de l’ONU, dite convention Merida, qui fait de la restitution des biens mal acquis, une obligation centrale. Les déclarations publiques à la sortie du G20 et du G8 : tout d’un coup, Sarkozy n’hésite pas à dire que la lutte contre la corruption et les paradis fiscaux est une grande cause de l’humanité, est la réalité. Et donc la société civile, les acteurs politiques responsables sont là pour interpeller les pouvoirs publics sur ce double langage. Ou plutôt ce décalage entre la parole et l’action. C’est une vieille histoire. C’est vieux comme le monde. Ca a pris un tour très caricatural ces dernières semaines avec la volte face de la politique française, qui tout d’un coup, maintenant, adoube le nouveau pouvoir, et tend la main au peuple tunisien. Je pense que le peuple tunisien, aux vues de ce que j’ai entendu d’un certain nombre de personnes, n’est pas dupe de cet espèce de rétropédalage un peu tardif et un peu pathétique, il faut le dire.

Matjules : Oui, parce que dans le même temps, êtes vous d’accord, il y a une certaine, je pense, hypocrisie. Effectivement, la France continue à soutenir d’autres régimes. Je pense à Bongo, Eyadema, Déby, Biya, etc… Et lâcher totalement Ben Ali d’un seul coup ! On soutient toujours les vainqueurs. Est-ce que c’est un peu votre analyse ?

W.Bourdon : Oui, oui oui. Tout cela donne l’impression d’une espèce… Alors, c’est compliqué quand on est politique de trouver le point d’équilibre entre les nécessités de défense, stratégique. C’est un Etat. Quand on est en charge des dépenses énergétiques. Et puis assumer une certaine forme de morale, dans les décisions publiques et politiques. C’est compliqué. Personne va dire que c’est simple. Mais en tous les cas, la politique française est marquée par une politique de complaisance, de clientélisme en direction des pays africains, et également du Maghreb, avec des variantes. Ce sont des situations qui ne sont pas les mêmes. Et c’est vrai que les espèces d’oscillations en direction de la Tunisie sont l’expression de cette incapacité de la diplomatie française, d’offrir un cap clair et de le tenir. En tous les cas, ce que l’on a vu est à l’envers de tout ce que l’on pouvait espérer de ce point de vue là.

Matjules : Est-ce que le prétexte ne va pas toujours être de défendre l’idée de souveraineté des Etats ?

W.Bourdon : La souveraineté s’arrête là où les droits de l’homme commencent à être violés. C’est un aphorisme bien connu. Ou alors on renonce à l’universalité du droit. On renonce à l’universalité des valeurs. Si on se prosterne devant le souverainisme. Et si soi même, on est un agent du souverainisme, il ne faut plus parler de droit international. Il ne faut plus parler de valeurs communes. Et s’il faut attendre soi même d’être exemplaire pour faire la leçon, alors personne dans le monde ne se sentira légitime pour dire à certains pays : ce que vous faites est insupportable, arrêtez.

Matjules : Avez vous sinon, d’autres choses à ajouter sur les pays du Maghreb ? Je sais qu’il y a l’Egypte également qui bouge en ce moment.

W.Bourdon : Ecoutez, si ce qui s’est passé en Tunisie peut dans quelques mois, quelques années, être l’amorce d’une conciliation indispensable pour la paix dans le monde, entre l’Islam et la démocratie, la modernité, je pense que le peuple tunisien aura rendu à lui même un très grand service, mais aura rendu peut-être un très grand service à l’humanité.

A propos des 5 ex-détenus français de Guantanamo

Matjules : Pour clore cet entretien, je profite d’être avec vous. Ce n’est pas forcément facile et souvent de pouvoir se rapprocher de personnes, vraiment, qui sont dans les instructions, qui sont proches de ces dossiers. Est-ce que vous pouvez nous donner un petit mot sur le procès des 5 ex-détenus français de Guantanamo, en supplément ? C’est un autre sujet, mais très rapidement, est-ce que vous auriez quelque chose à indiquer à ce niveau ?

W.Bourdon : D’abord, c’est vraiment, eux, des victimes collatérales. Dont tout le monde se fiche, dans la lutte contre le terrorisme. Même s’ils n’ont pas fait le meilleur choix en allant en Afghanistan en 2001. Cela fait presque dix ans, à une époque où l’administration américaine disait que le mot Al Qaïda était un mot qui était à peine répertorié. Ils subissent des séquelles qui ne seront jamais réparées. Ils sont très courageux. Ils ont fait leur vie, construit une famille. J’espère que la Cour d’appel dans quelques semaines dira ce qu’elle avait dit précédemment : c’est à dire que la déloyauté absolue du comportement des services français est une entorse extrêmement grave aux principes qui gouvernent le procès équitable. Et donc la démocratie judiciaire. Et par conséquent, au delà de leur affirmation de leur innocence, j’espère qu’ils seront définitivement relaxés par la Cour d’appel, que le Parquet de Paris acceptera de tourner la page, et considérera que le mot apaisement, est un mot qui fait partie du vocabulaire judiciaire.

Matjules : Aucun autre pays, en fait, n’a remis en prison…

W.Bourdon : Il n’y a que la France, avec son institution formidable, qui parait-il est jalousée par les américains, …l’association de malfaiteurs, en vue d’une entreprise terroriste, qui permet, ça c’est des fiches wikileaks qui le disent, qui ont permis à un certain nombre de juges d’instruction de dire, « mais vous savez on a pas besoin de beaucoup de preuves pour condamner des gens en France. Il suffit de quelques présomptions ». Alors, ce particularisme français, beaucoup d’avocats le dénoncent. On dénonce les excès. Il y a peut-être une question d’une certaine efficacité. On ne le saura jamais, tant la manipulation est grande et possible. Mais en tous les cas, l’honneur d’une démocratie, c’est de ne pas se mettre au niveau de ceux qu’ils combattent.

Matjules : Et Wikileaks peut-être une aide ?

W.Bourdon : Wikileaks a été un vivier d’informations pour un certain nombre d’avocats, bien sur.

Matjules : Je vous remercie pour cet entretien.

W.Bourdon : Merci, à bientôt.


En annexe, la liste des personnes inculpées en Tunisie