MÉDIA-MALAISE

Deux mois après sa diffusion sur Arte, le film « la Cité du Mâle », dérange toujours

C’est ce documentaire qui avait été déprogrammé les 31 août dernier, suite à des menaces qui auraient été tenues contre une des journalistes ayant préparé le film. Après le floutage de certains visages, le doc sera quand même diffusé, un mois plus tard sur Arte, ainsi que la Théma « Femmes, pourquoi tant de haine? ».


Ce Jeudi 18 novembre, nous nous sommes rendus à Vitry-sur Seine – cadre de ce documentaire qui entendait traiter des rapports hommes-femmes dans certaines banlieues dites sensibles – pour assister à un débat sur le doc entre des jeunes de la ville et leurs professeurs. Le sujet de Cathy Sanchez, irrite pour son supposé parti-pris. Et soulève un éternel débat : qu’en est-il de la représentation des cités et du regard des journalistes dans leur façon de traiter les maux de certaines banlieues ?


« Le documentaire généralise sur la banlieue. Je connais beaucoup de personnes qui ne pensent pas comme ça dans les cités. Où sont-elles dans le reportage? Et on parle de territoires. On est en France. Il n’y a pas de territoires ».

Le débat, qui se tient dans une salle associative au pied d’un grand ensemble, est lancé par Mohamed. Son avis semble partagé par d’autres lycéens. Dans le collimateur des jeunes Vitriots, la voix off du documentaire qui étend parfois ses analyses à l’ensemble des banlieusards. Mais aussi le choix des protagonistes de la « Cité du Mâle », composés principalement de jeunes qui tiennent les murs et portent un même discours machiste sur les femmes. Celles-ci doivent être «pures» et filer droit sous peine de devenir des parias au sein de leur propre quartier. Un casting uniforme – se voulant représentatif de la mentalité des jeunes en cité – qui irrite Michelle Gerci, journaliste et intervenante à l’école de journalisme de Paris : « Il n’y a aucune honnêteté journalistique dans ce travail. On ne retrouve qu’un type de personnes interrogées. On ne voit aucun croisement des sources. Ce film est un appel à se mobiliser contre les banlieues ». Sur ses cinquante deux minutes, « La cité du Mâle » ne comporte en effet qu’un seul témoignage positif. Issa, trentenaire employé de mairie, pousse un vibrant appel au respect des femmes à la fin du documentaire.


Certains jeunes instrumentalisés ?
Ce constat mis à part, des doutes subsistent sur la manière dont Cathy Sanchez a mené son documentaire. Le 31 août dernier, Nabila Laïb – journaliste qui a servi de passerelle entre l’équipe de tournage et les habitants de Vitry – exigeait la déprogrammation du reportage auprès d’Arte. Elle reprochait notamment à Cathy Sanchez d’avoir trié ses témoignages au service d’un message qu’elle voulait faire passer. Ladji Real – jeune réalisateur qui mène actuellement un contre reportage sur « la Cité du Mâle » – était présent jeudi soir. Si les résultats de son enquête ne captivent pas outre mesure les organisateurs du débat – qui le prient gentiment de ne pas filmer – ses révélations en off surprennent : « Les jeunes [interrogés] estiment que leurs propos ont été sortis de leur contexte au montage. Ou qu’on leur a dit que ce n’était pas filmé. Certains disent même qu’ils étaient fatigués et qu’on leur a dit de dire « ça ». Au final, les propos retranscrits sont des propos qu’ils n’assument pas du tout. » Cathy Sanchez, que nous avons tenté de joindre par le biais de Doc-en-Stock, la boîte de production qui a produit le film pour Arte, n’a pas pu – ou voulu – s’exprimer sur la polémique. Notre interlocutrice chez Doc-en-Stock, nous a concédé que la réalisatrice, très affectée par les critiques négatives dont elle fait l’objet, préférait ne plus rentrer dans le débat, « car les critiques sur le film sont idéologiques ». Le mot de la fin revient donc à Ladji : « Après, c’est la parole des jeunes contre celle de Cathy Sanchez ».

Le regard des journalistes mise en cause
Le malaise suscité par « La Cité du Mâle » soulève par ailleurs un éternel débat. Cette fois, la profession journalistique entière se voit visée. « Qu’en est-il de son objectivité sur les maux de certaines banlieues ? », Odile Marquant, professeur d’économie à Vitry et membre de reporter sans frontière, avance une explication. Selon elle, le malaise actuel résulterait du fossé sociologique entre les journalistes et les jeunes de cité : « Il y a très souvent une telle différence de milieux entre les deux parties qu’il n’y a aucune connaissance sur le sujet traité. Les journalistes arrivent de milieux complètement différents. Et ont une vision souvent fantasmée et fausse de la banlieue ». Un ouvrage du sociologue Erik Neveu, Sociologie du journalisme, apporte quelques indices intéressants sur le sujet. Par exemple, sur les quatre écoles de journalisme les plus cotées en France (ESJ-CFJ-CUEJ-IPJ), plus de 70 % des étudiants ont un père cadre ou issu de professions intellectuelles supérieures. Ce fait résulte notamment des droits d’inscriptions élevés (3500 à 7000 euros l’année pour ces écoles). Erik Neveu – joint au téléphone – nous confirme que ce fossé sociologique avec les jeunes de cité influe sur le traitement de l’information : « Le fossé date. Dans les années 1980, lors des premières émeutes de Vaulx-en-Velin, une équipe d’une grande chaîne avait été dépêchée avec la consigne suivante : il nous faut un black, un beur et un dealer. Les jeunes en viennent maintenant à jouer le rôle qu’on attend d’eux. Ce qui génère un jeux de rôle assez pervers ».

Pour une démocratisation de la profession ?
Retour au débat. La soirée s’essouffle et les derniers participants prolongent la discussion dans le hall jouxtant la salle associative. Pour certains de nos interlocuteurs, la solution aux incompréhensions actuelles passerait par une démocratisation des études journalistiques.
Si les formations restent pour la plupart privées – et donc onéreuses – plusieurs initiatives apparaissent ces dernières années, comme la formation Reporter-citoyen, portée par LaTéléLibre et l’EMI. Depuis 2007, le CFJ, gratin des écoles parisiennes, propose à ses étudiants une formation gratuite en alternance décernant un diplôme reconnu. Michelle Martin, attachée de direction au CFJ, assure que cette initiative a permis a l’école d’accueillir de nouveaux profils :
« Pour l’apprentissage, on privilégie les étudiants boursiers. L’alternance nous permet d’accueillir des profils différents, qui n’aurait pas accès en temps normal à nos formations ». Selon Erik Neveu, cette prise de conscience des formateurs est réelle mais encore poussive. Notre interlocuteur considère également que ces mesures de démocratisation doivent se combiner à un changement des mentalités au sein même de la profession : « Ce serait bien d’avoir des journalistes issus de l’immigration et des milieux populaires. Cela apporterait une meilleure compréhension de la banlieue. Encore faut-il qu’ils ne soient pas considérés par la rédaction comme un corps expéditionnaire spécialisé ». Faut-il se diriger vers la création de brigades spécialisées à certaines banlieues – à l’image de nos forces de police – ou s’entourer simplement de journalistes plus proches de certains milieux sociaux ? Le dosage reste à définir.

Jonathan Bordessoule


LIENS